Derrière une moyenne nationale souriante, des réalités très différentes s’installent. Imaginez une ville portuaire où l’activité explose, tandis que les loyers s’envolent, les travailleurs précaires cumulent des heures instables, et la pollution sonore s’intensifie. Le PIB grimpe, mais l’angoisse aussi. Raconter ces histoires permet de distinguer la prospérité véritable du simple volume d’échanges et rappelle que le progrès doit se mesurer à la capacité de chacun à mener une vie libre, sûre et pleine de sens.
Quand une usine pollue une rivière, les coûts de dépollution, la perte de biodiversité et les maladies associées ne s’inscrivent pas dans le calcul standard du produit total. Ils sont reportés, dilués ou ignorés. Pourtant, la facture écologique finit toujours par revenir, plus lourde. Intégrer les externalités, c’est reconnaître qu’un euro gagné en détruisant un marais ou en précarisant des familles n’a pas la même valeur sociale qu’un euro gagné en renforçant la santé, l’éducation et la stabilité des communautés.
Le sentiment de sécurité, la santé mentale, la confiance dans les institutions et la densité des liens sociaux façonnent la qualité de vie autant, sinon plus, que le revenu moyen. Une société où l’on respire un air pur, où les enfants apprennent dans des écoles accueillantes, et où les quartiers disposent d’espaces publics vivants, cultive une prospérité durable. Mesurer ces dimensions, c’est concevoir la croissance comme un chemin vers la liberté réelle, pas simplement l’accumulation matérielle.

Comptabiliser les forêts, les sols, l’eau, la biodiversité et la stabilité du climat change notre regard sur la prospérité. Les comptes de capital naturel, alimentés par des données satellites, des capteurs et des inventaires rigoureux, révèlent les tendances invisibles à court terme. Une économie florissante qui respecte les limites planétaires préserve ses marges de manœuvre futures. Sans cela, la croissance d’aujourd’hui devient la dette écologique de demain, avec des risques systémiques pour la santé et l’alimentation.

Le bien-être ne se réduit pas au pouvoir d’achat; il inclut la santé, l’éducation, la liberté de choix et le temps libéré pour la famille, la culture, le repos. Mesurer l’accès aux soins, la qualité pédagogique, l’équité numérique et l’usage du temps permet d’estimer les capabilités réelles des personnes. Une hausse de productivité qui compresse le temps de vie sans augmenter l’épanouissement est un progrès ambigu. Notre boussole doit intégrer ce que l’on vit, pas seulement ce que l’on produit.

Au-delà des inégalités de revenus, la mobilité sociale, la sécurité d’emploi, les salaires décents et la capacité à épargner déterminent l’inclusion. Un taux de croissance associé à des contrats stables, à la formation continue et à la participation des employés raconte une histoire plus solide. Des indicateurs comme la dispersion salariale, l’accès au crédit éthique ou la part d’emplois de qualité montrent si la prospérité se diffuse réellement, ou si elle se concentre et fragilise la cohésion.
En 2019, le gouvernement a structuré ses priorités autour d’objectifs de bien-être, finançant la santé mentale, la réduction de la pauvreté infantile et la transition bas-carbone. Des indicateurs transversaux, suivis dans le temps, orientent l’allocation des ressources. Les ministères collaborent au-delà des silos pour maximiser l’impact social. Les leçons principales: aligner le budget sur des résultats de vie, accepter des investissements à retour long, et rendre compte publiquement des progrès comme des difficultés.
Le Bhoutan évalue la prospérité à l’aune de la culture, de l’environnement, de la bonne gouvernance et du bien-être psychologique. Ce cadre a permis de préserver des écosystèmes et un patrimoine vivant. Cependant, il soulève des questions de comparabilité internationale et d’applicabilité dans des économies plus vastes. La leçon utile: relier les politiques publiques à des valeurs collectives explicitement débattues, tout en renforçant la rigueur statistique pour assurer la crédibilité et la transférabilité des indicateurs.
Au niveau européen et dans plusieurs métropoles, des tableaux de bord associent climat, inclusion, logement, mobilité, santé et participation citoyenne. Ces instruments aident à hiérarchiser les investissements, suivre les effets des politiques de transport, et évaluer l’adaptation climatique. Les villes qui réussissent publient des données ouvertes, fixent des objectifs chiffrés, et co-construisent les priorités avec les habitants. La transparence crée un cercle vertueux: meilleure appropriation, corrections plus rapides, et résultats tangibles.